Salvatore Niffoi

Un écrivain au réalisme cru…

Salvatore Niffoi, né en 1950, est originaire de la province de Nuoro. Ancien enseignant, il commence à publier à la fin des années 1990. Il fait partie de la dernière génération des écrivains de la Nouvelle vague littéraire sarde, avec notamment Milena Agus et Michela Murgia

Salvatore Niffoi
Salvatore Niffoi

Ses romans – et nouvelles – racontent la Sardaigne d’antan, celle d’un siècle révolu mais que les plus anciens ont néanmoins connu. Une Sardaigne loin du tourisme et des plages de rêve, loin du folklore traditionnel et des festivités ; plutôt une Sardaigne rurale, pastorale, pauvre, où vivre, aimer et même mourir n’avaient rien de simple…

Avec une plume remarquable, Salvatore Niffoi parle de pauvreté et de misère, de violence et de vengeance, d’amour et d’infidélité, de bigoterie et de superstitions, de foi chevillée au corps plus qu’au cœur. Il peint une Sardaigne truculente et cruelle, où les ragots tuaient plus sûrement que le destin, le tout avec un réalisme cru comme seule la littérature peut l’évoquer, avec à la fois distance et introspection, et une omniprésente pointe d’humour.

Ses récits – écrits en italien – sont truffés de vocabulaire et d’expression sardes qui participent au réalisme qui le caractérise. Bref, une Sardaigne de l’intérieur, reculée mais vivante, en noir et blanc mais haute en couleur, où la mer semble aussi difficilement accessible que le bonheur.

Quelques livres en citations...

La Veuve aux pieds nus

(2012. Traduit de l’italien par Dominique Vittoz)

S’il ne fallait en lire qu’un, ce serait celui-là. Mais il risque fort de donner envie de lire les autres…

Dans un village reculé de la Sardaigne, dans les années trente, les jeunes Mintonia et Micheddu s’aiment avec la passion de la jeunesse. Quand ce dernier est forcé de prendre le maquis, Mintonia continue à le voir en cachette, jusqu’au jour où Micheddu est assassiné. Mintonia quitte alors provisoirement la Sardaigne, mais l’idée de la vengeance ne la quittera jamais, jusqu’à son retour…

Sur les Sardes (avec quelques références à Grazia Deledda)

À six ans, je n’étais pas idiote comme le croyaient mes parents et les gens du village. (…) J’aimais tout le monde et, pour comprendre comment tournent les rouages de l’existence, j’étais prête à apprendre la langue des fourmis s’il avait fallu, puisque le sarde je l’avais dans le sang.

Grazia Deledda a tout compris de nous, les Sardes, c’est pour cette raison qu’elle a quitté Noroddile, l’île dans l’île, et qu’elle a signé de la main gauche, disait-il parfois. Un seul de ses romans vaut cent ouvrages d’histoire ! Elle nous aide à comprendre le monde en parlant toujours du même endroit, mais de mille façons différentes : ça c’est écrire, Mintonia ! - Mais a-t-elle eu raison de quitter la Barbargia ? - Quand l’endroit où l’on vit devient un nid de serpents, il est difficile d’en supporter tout le venin.

Dans ce pays où règne une rigidité de fer forgé, la vie est fragile comme une aile de sauterelle. La mère-sage qui vous aide à naître est bigle et son sourire tourne au rictus de mauvaise augure. À Taculè et à Laranei, un rien suffit pour plonger dans l'au-delà ou pour s’endurcir comme une pierre. Un verre de trop, un regard de travers, un abus de pacage, un troupeau volé, une femme enceinte, un mot déplacé et vlan, tout bascule. Une nouvelle Bible ne suffirait pas à nous décrire ni à nous expliquer. Pour chacun de nous, il faudrait une encyclopédie, parce que nous sommes des gens étranges dans un pays étrange. Les continentaux ne comprennent pas les gens comme nous, tout leur semble facile, parce qu'ils ont des routes et des usines et qu'ils ne se nourrissent pas d'orge et de colère tous les jours que Dieu fait. Les gens de la côte sont encore pires, habitués à se laisser rôtir au soleil, à fouler le sable pieds nus et à mariner les fesses dans l'eau. Pour eux, nous sommes des montagnards, des bergers, des brutes épaisses ! Que savent-ils de la solitude dans les champs, des mauvaises années, de la neige, de notre enracinement dans ces rochers où nous sommes plantés tels des cadrans solaires, toujours un œil sur le passé. Nous sommes gens à vouloir plaquer le monde au sol, mais la magie et la superstition nous mènent par le bout du nez. (…) On nous traite de geignards et de fatalistes. Nous sommes pareils à nos nuraghi, tout nous secoue et rien ne nous ébranle : à prendre ou à laisser, sans nous couper l'herbe sous les pieds au passage. J’ai appris à comprendre ces gens et ce pays bien avant de les rencontrer dans les livres de Grazia Deledda.

Au jeu de la mourre…

Micheddu gagnait toujours tout le monde à la mourre comme à la lutte. Il se bagarrait sans me lâcher des yeux une seconde, comme s’il luttait contre moi et pas contre son adversaire. Quand, en signe de victoire, il repliait le bras droit et le frappait sur la paume ouverte de sa main gauche, tous les autres applaudissaient, envieux et souriants, en vertu d’un code non écrit qui voulait qu’on encense les vainqueurs par devant et qu’on les haïsse par-derrière.

Il aurait mieux valu qu’à ma naissance la mère Andriana, l’accabadora d’Oropische, m’étouffe comme un de ces chatons trop nombreux !

« Cette gosse deviendra bonne sœur ou accabadora ! » commenta alors la mère Battora,…

Sur la mer

Avant de tomber amoureuse de Micheddu, quand ma vie ne valait pas un coupeau d'oignon, je partageais les gens en deux catégories, ceux qui avaient déjà vu la mer et ceux qui, pour leur malheur, ne la verraient jamais. Mourir sans voir la mer, c'est très triste car on se figure lors le monde comme une vaste croûte infestée de verrues de calcaire et de granit et plantée d'arbres, de buissons et de maisons. Sur la mer en revanche, rien ne pousse, tout va et vient comme les bateaux. La vie en mer se trouve dessous, cachée aux yeux incapables de percer par-delà le visible. C'est bien à leurs yeux qu'on reconnaît ceux qui ont vu la mer, car leur regard en est émerveillé et souvent leurs paupières restent ouvertes dans leur sommeil, quand le lit de crin ou de feuilles de maïs devient un placenta où ils nagent en rêvant de ce qui viendra après la mort. Les lèvres de ceux qui ont déjà vu la mer sont tirées vers le haut, Comme pour s’exclamer : « Bonté divine, que c'est beau !»

La nature nous avait bâtis avantagés côté robustesse, mais elle avait accouché de nous loin de la mer, et je le vivais comme une faute, comme un péché à expier. Peut-être à une époque très reculée, mes ancêtres avaient-ils été des pêcheurs ingrats, qui ne méritaient pas l’écume des vagues chatouillant les pieds, le ballet des bateaux qui partent au large vers l'inconnu, l’odeur qui monte des profondeurs, plus enivrantes que toutes les essences terrestres.

“Micheddu, cette eau est ensorcelée, elle met la joie au cœur !”

Et d’autres perles

« À Mintonia avec mon affection mon remède contre l’égoïsme et la stupidité la lecture Imbece Rasticu ». Anarchiste jusque dans l’écriture, Imbece bannissait ponctuation et syntaxe. « Les mots doivent vivre libres et circuler sans la tyrannie des règles ! » me rappelait-il en levant l’index au ciel.

J'espère qu'il sera aussi bon d’entrer au paradis que d’entrer en toi.

Pour un peu, j'aurais été jalouse de l'animal qui promenait mon amoureux jusqu'au jour des Padeddas, le dimanche qui suit mardi gras.

Il faut savoir que par chez nous, fifrer la bonne femme d'un porteur de képi était considéré comme un titre de gloire car, à en croire nos hommes, le plaisir était double : à la jouissance s'ajoutait l'outrage.

Le départ d’autres jeunes gens, aussi audacieux qu’aveugles, à la conquête de l’Éthiopie, le convainquit que les hommes oublient vite et n’apprennent jamais.

Neuf longs mois d’agonie, … Neuf longs mois. Il employa à mourir le temps qu’il avait fallu pour naître.

Notre devoir de femme est de recueillir la semence pour la faire germer : si l’amour est là tant mieux, sinon tant pis, on prend ce qui vient, pour empêcher que le monde s’arrête.

Nous les femmes ne pouvons pas comprendre certaines choses, pour nous il n’y a pas de plaisir sans amour, et s’il n’y a ni plaisir ni amour, l’affection nous suffit, comme aux chats.

La Légende de Redenta Tiria

(2008. Traduit de l’italien par Dominique Vittoz).

Dans la première partie, Salvatore Niffoi dresse les portraits de ces hommes et ces femmes d’Abacrasta qui, appelés par la Voix, décident de s’en aller d’eux-mêmes, la ceinture ou la corde au cou. Mais dans la deuxième partie surgit une vieille aveugle du nom de Redenta Tiria, et les pendaisons cessent.

Il était tellement intelligent que ses parents durent l’envoyer à l’université.

À Abracasta, quand quelqu'un prouvait qu'il n'avait pas les deux pieds dans le même sabot et qu'il savait sortir du lot, on le passait méthodiquement au bataillon de la médisance. Le passe-temps préféré de la majorité des habitants était de jeter des pierres dans le jardin du voisin quand il prospérait de trop.

Martineau parle cinq langues mais se souvient encore bien du sarde, il m'a dit qu'il l’utilise encore pour prier, quand il veut s'adresser à Dieu pour lui recommander son île, ses naufragés de terre qui l’habitent.

« Toi aussi, tu es fatigué de vivre sans avoir jamais vraiment vécu ? Mais vous, d’Abacrasta, vous ne voulez lassez jamais de jouer à la mourre avec la mort ? Vous n'avez pas encore compris qu'elle gagne toujours, qu'elle a mille doigts, mille yeux et mille voix ? […] Il faut expliquer aux vivants que le métier de vivre est difficile à apprendre, mais pas impossible. »

Le Facteur de Pirakerfa

(2000. Traduit de l’italien par Claude Schmitt)

Melampu, le facteur du petit village de Pirakerfa, s’aperçoit que son ami tout juste décédé, Mitrio Zigattu, continue à recevoir du courrier. Les lettres viennent de l’étranger, d’une femme à qui il décide de répondre…

On ne peut qu’éprouver de la tendresse pour Melampu, qui embrasse la philosophie (avec sa théorie du Rien et du Chaos), flirte avec la folie des hommes, et fait la nique à l’amour et à la mort. Enfin, jusqu’à un certain point…

Avec, en fil rouge, une détestation viscérale de l’uniforme (tellement pertinente…) :

« C’est la gendarmerie ! Ouvrez ! » Ces hurlements lui vrillèrent l'intestin comme des bulles d'air et s'arrêtèrent à la hauteur de l'aine, ou la présure et le vin le contraignirent à courir en vitesse aux cabinets. Melampu, qui haïssait tous les uniformes et détestait particulièrement celui des carabiniers, dédia son vomi à leurs adjudants, capitaines et autres généraux.

Durant ses quelques jours de présence à la caserne, Melampu apprit à haïr l'odeur de ces uniformes vert-merde et les façons de ces petits soldats qui bondissaient comme des ressorts et au moindre pet paraissaient prêts à partir en guerre. Il avait raison, Bore, quand il disait que celui qui est payé pour simuler la guerre ne peut jamais jouir de la paix.

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