Ichnusa : de la mythologie à la bière
Les Grecs, fins géographes, affirmaient que les contours de la Sardaigne étaient semblables à ceux d’une empreinte de pas. Ils ont alors naturellement baptisé l’île Ichnusa, mot formé à partir du nom ἴχνος (« empreinte, trace laissée par le pied »). De là à l’expliquer par la mythologie, il n’y a… qu’un pas.
C’est du moins ce que l’Histoire et les légendes – souvent très imbriquées – nous ont transmis. Mais qu’en est-il vraiment ?
Sommaire
Aux origines de la Sardaigne : la légendaire Ichnusa.
Les légendes grecques autour de la création de la Sardaigne
Comme bien souvent avec les légendes, et à défaut d’être crédible, l’histoire est belle.
Après avoir créé, modelé, les différents continents, Dieu aurait rassemblé tous les gravats restants, les aurait jetés à la mer et les aurait écrasés avec le pied. Cette empreinte de pied, ἴχνος en grec, aurait donné le nom Ichnusa.
Certains rajoutent que, pour lui donner la vie, il aurait prélevé ce qu’il y avait de plus beaux et de meilleur dans chacun des continents précédemment créés et l’aurait déposé sur l’île, créant ainsi un nouveau petit paradis…
Une autre version antique raconte les choses de façon un peu différente. Après un tremblement de terre particulièrement ravageur, l’île aurait été sauvée en restant protégée sous le pied de Dieu. Le récit diffère un peu, mais, quelle que soit la version, il subsiste cette « empreinte de pied » qui lui donne son nom.
L’empreinte de pied sous toutes ses formes : Cadossène, Ichnusa, Sandaliotis
Dans l’Antiquité, chaque puissance maritime avait coutume de nommer les territoires nouvellement colonisés, ou au moins approchés, par une caractéristique, souvent géographique.
Dès l’époque phénicienne, ce parallèle avec l’empreinte de pied a inspiré le nom donné à la Sardaigne.
Ainsi les Phéniciens et les Hébreux – voisins géographiques et partenaires de navigation – auraient appelé la Sardaigne Cadossène, selon une transcription que l’on trouve encore en usage jusqu’au XVIIIe siècle. Encore une fois, on retrouverait dans cette appellation l’étymologie du nom sandale. En sémitique, la racine sen signifie effectivement sandale. Accolée au mot kados, cela donne le mot Cadossène, que nous pouvons traduire par sandale sacrée.
Mais Ichnusa n’est pas le seul nom donné par les Grecs ou les Romains à la Sardaigne, même si l’étymologie fait le plus souvent référence à cette même notion d’empreinte de pied.
Un peu plus récemment, comme nous l’avons vu dans un précédent article sur l’étymologie du mot Sardaigne, Platon, au IVe siècle av. J.-C., faisait un parallèle hasardeux entre la Sardaigne et la ville de Sardes. Mais il est notait plus précisément (dans le Timée) que l’île était appelée auparavant « Argyrophleps ( ̉Αργυρόφλεψ) et maintenant Sardaigne (Σαρδώ) « . Le nom Argyrophleps (« veines d’argent ») fait référence aux mines d’argent, exploitées dès l’époque phénicienne (jusqu’à donner le nom Argenteria, cité minière du nord-est de l’île).
Qu’en disent les auteurs latins ?
Les étymologies grecques ἴχνος et σάνδαλον (et donc latine sandalium) signifient ainsi : marque du pied, trace de pas, puis plante du pied, le pied, et par extension la sandale. Et enfin, par analogie avec la trace : le vestige.
Salluste, au Ier siècle av. J.-C. décrit ainsi la Sardaigne :
« Sardinia in Africo mari facie vestigii humani, in orientem quam in occidentem latior prominet. » (Histoires, CXLIII)
(« La Sardaigne, qui, dans la mer d’Afrique, présente la figure de la plante d’un pied d’homme, s’élargit plus à l’orient qu’à l’occident »)
Puis, un peu plus loin (Histoires, CXLIV) :
« Inde Ichnusa appellata est. »
(« De là elle a été appelée Plante du pied.»)
Pline l’Ancien, au premier siècle ap. J.-C., rapporte dans ses Histoires Naturelles (3, 85) :
« Sardiniam ipsam Timaeus Sandaliotim appellavit ab effigie soleae, Myrsilus Ichnusam a similitudine vestigii. » (Histoires Naturelles, 3, 85)
(« Timée a appelé la Sardaigne Sandaliotis, à cause de sa ressemblance avec semelle de soulier; Myrsilus, Ichnusa, par comparaison avec l’empreinte laissée par un pied. »)
Tous les auteurs latins qui suivent, et même le grec Pausanias, appelleront ensuite la Sardaigne Ichnusa ou Sandaliotis.
Au Ve siècle, l’auteur Martianus Capella contentera tout le monde. Dans son Livre VI il note que les deux noms indiquent « forma humanae plantae »… (Géométrie, 645).
- Timée (de Tauroménion, 346-250 av. J.-C.) : Pline parle ici de l’historien grec (pas du dialogue de Platon…). Timée est né et mort en Sicile, mais il a vécu à Athènes.
- Myrsilus : géographe grec de Methymna (début du IIIe siècle av. J.-C.).
Ichnusa, une étymologie incertaine : « l’île de la Grande Verte » ?
Mais les Grecs étaient-ils déjà capables de définir les contours de l’île au IVe siècle av. J.-C. ? Du moins suffisamment pour croire que l’île avait la forme d’un pied ? Rien n’est moins sûr.
Selon certains historiens, les connaissances géographiques de l’époque ne permettaient pas l’ébauche d’une telle carte, et il faut attendre Claudius Ptolémée (mathématicien, astronome et géographe du IIe siècle apr. J.-C.) pour obtenir une précision suffisante.
Le linguiste Salvatore Dedola s’appuie sur cette constatation pour contester l’acception « empreinte de pied » faite par les Romains. Selon lui, ichnussa signifierai iqnu (lapis lazuli : bleu-vert, turquoise) su (l’homme, et par extension la possession : celui, celle) donc ichnusa = celle (l’île) du grand vert. Or, la « Grande Verte » est le nom donné à la Méditerranée par les Égyptiens, ce qui rend l’hypothèse probable…
La réalité géologique de la formation de la Sardaigne
Les légendes grecques sont séduisantes mais, bien entendu, la Sardaigne n’a pas surgi ex-nihilo.
Un détachement progressif : la dérive corso-sarde
La Sardaigne et la Corse, éloignées l’une de l’autre d’une vingtaine de kilomètres à hauteur des Bouches de Bonifacio, ont un passé commun. À l’origine, elles étaient effectivement soudées, et ne sont séparées que depuis deux millions d’années.
Et, encore auparavant (il y a 30 millions d’années), elles étaient rattachées à l’actuelle Côte d’Azur : la Corse se trouvait à hauteur du massif de l’Estérel, et la Sardaigne à partir des Bouches-du-Rhône.
Ce détachement progressif (une rotation de l’ordre de 30 à 45°) a pour nom la dérive corso-sarde.
Les falaises de trachyte de l’île de San Pietro
Les falaises de la Mezzaluna, sur l’île de San Pietro, à la pointe sud-ouest de la Sardaigne, gardent dans leur mémoire « géologique » cette histoire multiséculaire.
Ainsi, à Capo Sandalo (tiens, encore la « sandale » sarde…), les côtes sont constituées de roches de trachyte grises, une roche explosive volcanique (roches basaltiques qui proviennent des chambres magmatiques des volcans). Une fois en éruption, les trachytes forment des laves très visqueuses, qui finissent par se solidifier au contact de l’eau et de l’air. Ce trachyte contient des cristaux d’oxyde de fer, la magnétite, qui a pour particularité d’enregistrer le champ magnétique terrestre. Cette magnétite, une fois analysée, restitue la position initiale des roches.
Or cette magnétite prélevée à San Pietro (la même que celle prélevée en Corse) fait référence à la même orientation que les roches de Provence.
La bière Ichnusa
En 1912, Amsicora Capra, entrepreneur dans la viticulture, se diversifie en rachetant la première brasserie sarde, déjà nommée Ichnusa, créée l’année précédente par Giovanni Giorgetti. C’est le début d’une aventure qui perdure, même si la brasserie a depuis été rachetée (en 1986) par la multinationale Heineken. Deux usines, à Cagliari et Assemini, assurent une production annuelle de plusieurs centaines de milliers d’hectolitres.
Immédiatement reconnaissable par son étiquette représentant le drapeau sarde et ses quatre Maures, la bière Ichnusa – communément qualifiée de « bière des Sardes » – est aujourd’hui déclinée en plusieurs variantes, plus ou moins alcoolisées mais toutes plutôt amères. Sa commercialisation ne dépasse guère la Sardaigne et la péninsule italienne.
Pour son centenaire, en 2012, une variante sans pasteurisation a été commercialisée : la birra Ichnusa cruda.
Les bières non pasteurisées :
La pasteurisation consiste à traiter les contenants (canettes ou bouteilles) avec une eau très chaude afin d’éliminer les bactéries. Ce procédé permet de prolonger la durée de conservation (utile en cas d’exportation), mais elle rend les bières plus fades.
Dans les bières non pasteurisées, ce sont les levures ajoutées qui permettent d’éliminer les bactéries, la fermentation continuant après la mise en bouteille. Les sédiments se déposent dans le fond, ce qui donne au liquide son aspect un peu trouble, mais donnent aussi plus de goût. Plus saines, ces bières doiventen revanche être consommées dans les deux mois après le brassage.
Mais aussi... :
On trouve encore la dénomination Cadossène dans quelques occurrence (orchestre, festival, entreprise de formation et coaching à Cagliari…).