Porto Torres, porte d’entrée en Sardaigne, mais pas seulement…
Malgré tout le respect que le Guide du Routard mérite, que ce dernier qualifie Porto Torres de « pas bien sexy » et « sans grand intérêt » fait réagir… Si votre intention est d’aller planter votre tente dans la zone industrielle ou portuaire, soit. Idem pour les ruelles de la ville, quelconques et sans véritable charme.
Mais, sitôt débarqué du ferry – puisque la très grande majorité des visiteurs passent par Porto Torres pour embarquer et débarquer – une petite balade sur le littoral, vers l’est, en direction de Castelsardo, donne un avant-goût caractéristique de ce que la Sardaigne peut offrir de plus beau. Très vite se profile la plage de Balai, avec sa petite chapelle de San Gavino a Mare, lieu supposé du martyr de San Gavino (voir plus loin le paragraphe sur la basilique qui lui est consacrée). Après, c’est une succession de petites plages, criques, et même un peu plus loin – vers Platamona – pinèdes et falaises calcaires…
Enfin, si l’aspect « sexy » d’une destination se mesure à ses boîtes de nuit, ses dance floor endiablés ou ses bars lounge, alors nous sommes d’accord, mieux vaut aller à Olbia. Mais, pour les passionnés de vieilles pierres et d’histoire, Porto Torres mérite assurément une halte. Ce serait dommage de transiter par la ville sans visiter au moins le musée archéologique ou la basilique San Gavino. Quoique, après tout, on peut très bien aller à Pise sans passer voir la tour, ou à Athènes sans monter à l’Acropole… Mais, pour vivre sans regret, mieux vaut ne pas savoir ce qu’on a raté. Alors, si vous lisez la suite, arrêtez-vous quelques jours à Porto Torres…
Sommaire
Porto Torres : une occupation multimillénaire
Dans les années 1990, à l’occasion de travaux dans la zone industrielle de Porto Torres, des restes fossilisés de vertébrés sont mis au jour : antilopes, bœufs, et même des hominoïdes (petits primates). À la grande surprise des archéologues, une première datation permet de faire remonter l’existence de ces mammifères au Miocène supérieur, soit un peu plus de 8 millions d’années (largement avant l’apparition des premiers hommes sur terre, il y a 2,7 millions d’années).
La découverte concomitante, sur ce même site industriel, de restes mégalithiques caractéristiques de la période nuragique atteste cette fois que l’homme s’est bien installé dans cet endroit riche en découvertes archéologiques. Ce nuraghe – baptisé Nuraghe Nieddu – est en trachyte, pierre volcanique que l’on retrouve dans toute la partie ouest de la Sardaigne.
Un espace de plus de 8 hectares a été délimitée au cœur de la zone industrielle afin de protéger ce patrimoine archéologique, mais les fouilles n’ont que timidement commencé et ne sont pas visibles.
En revanche, d’autres vestiges – bien visibles – témoignent aussi d’une occupation ininterrompue dans la région depuis le Néolithique. Ainsi, la nécropole de Su Crucifissu Mannu, à la sortie de Porto Torres, sur la route de Sassari, atteste d’une présence humaine pendant plus de 1000 ans, du néolithique jusqu’à l’âge du Bronze moyen (culture de Bonnanaro env. 1 500 av. J.-C.). Un peu plus loin et à peu près contemporain, le spectaculaire Monte d’Accodi mérite également une visite (période d’Ozieri, vers 4 000 av. J.-C.).
Turris Libisonis : première colonie romaine de Sardaigne
La création de la ville, par Jules César ou par Octave Auguste
En 46 av. J.-C., cela fait trois ans que les Romains se déchirent dans une guerre civile qui oppose César à Pompée. Le conflit s’exporte en Grèce, en Égypte et en Afrique du Nord, où Pompée reconstitue ses légions, commandées par Caton le Jeune, dit Caton d’Utique. César les bat à Thapsus (près de l’actuelle Monastir, en Tunisie). Lors de son retour en bateau, il fait escale dans le golfe d’Asinara, probablement dans l’actuel site de Porto Torres. La date de 46 av. J.-C. est ainsi communément admise comme celle de la création de la première colonie romaine en Sardaigne, sous le nom de Turris Libisonis. On peut légitimement penser que Turris trouve son origine sémantique dans les vestiges nuragiques présents à l’époque (les nuraghes, ou tours), et Libisonis dans l’origine libyenne des insulaires (voir l’article consacré aux Shardanes).
De même que « Rome ne s’est pas faite en un jour », Turris Libisonis non plus… et le mérite de sa création doit probablement être partagé entre une intention césarienne et une réalité plus octavienne… Elle devient ainsi la première « colonie » romaine de Sardaigne. Peut-être cette décision répondit-elle en partie au besoin d’attribuer des parcelles de terrains aux légionnaires romains démobilisés ? En effet, la guerre civile entre Pompée et César se termine quelques mois plus tard avec la victoire définitive de César à la bataille de Munda, en Espagne… (avant de repartir de plus belle entre Marc-Antoine et Octave…)
De nombreux comptoirs comme Tharros, Kalaris, Nora ou Olbia existaient bien – et même depuis plusieurs siècles et la domination phénicienne – mais ils n’étaient habités que par des insulaires, alliés de Rome après les guerres puniques. Les habitants de Kalaris (Cagliari) reçurent à la même époque la citoyenneté romaine, en récompense de leur soutien à César pendant la guerre civile.
Des vestiges témoins d’une cité riche et prospère
Très vite, Turris Libisonis connaît un développement spectaculaire dont quelques vestiges subsistent : thermes, aqueduc, temples, entrepôts, port, rues pavées, maisons et boutiques, tribunal, salle de spectacles, etc. Probablement construite par les vétérans des légions romaines – récompensés par l’attribution de terres – la colonie est très vite habitée par des citoyens de Rome (commerçants, magistrats, administrateurs, politiques…).
Le vestige le mieux conservé est assurément le pont romain qui enjambe le Rio Mannu, petit fleuve qui se jette dans le port de Porto Torres. Remarquablement conservé, long de 135 mètres et constitué de sept arches, l’ouvrage – encore utilisé jusque dans les années 1980 – est construit en opus quadratum, une technique de construction sans mortier nécessitant dextérité et minutie.
Ce pont s’inscrivait dans le prolongement de decumanus (orienté Est-Ouest), qui coupait à angle droit le cardo maximus (orienté Nord-Sud), qui constituait le premier tronçon de la route reliant Turris Lisbonis à Calaris, à l’autre bout de l’île (actuelle Cagliari).
Les infrastructures mises au jour témoignent de l’importance du trafic maritime de la colonie, par laquelle transitaient l’huile, le vin, ou encore les conserves et sauces de poisson, dont le célèbre garum (condiment à base de… sardines, dont le dont vient de celui de l’île, et dont les légionnaires étaient dotés). La présence d’un bureau d’armateurs de la colonie à Ostie, attesté par une mention sur une mosaïque de la place des Corporations, dans le port de Rome, confirme l’importance de la colonie pendant les premiers siècles de notre ère.
Le musée national « Antiquarium Turritano » et son parc archéologique
Totalement ignoré par le Guide du Routard, qui n’a même pas jugé bon le mentionner, une petite réhabilitation s’impose, ne serait-ce que pour réparer cet outrage insolent au génie romain… Situé à trois minutes à pied de l’embarcadère des ferries, ce complexe musée-site archéologique mériterait en effet un billet d’entrée couplé à la traversée…
Soyons honnêtes, la qualification – parfois entendue – de « Pompéi de Sardaigne » est très, très exagérée, et même totalement usurpée… La vie ne s’est pas figée ici comme aux pieds du Vésuve, et il faut un certain effort d’imagination aux moins érudits de culture et d’histoire latine pour se projeter deux mille ans plus tôt…
Une visite s’impose donc, aussi bien pour le musée, aménagé sur deux étages, que pour le parc archéologique attenant. Le premier présente une collection des trouvailles archéologiques du site (statues, céramiques, objets du quotidien, etc.), tandis que le second nous projette in situ il y a deux mille ans…
Le propos n’est pas de faire étalage ici de toutes les curiosités du site, mais plutôt d’inciter à la visite. Les vestiges les plus marquants sont les restes de trois thermes du début de l’ère chrétienne : les Thermes centraux, les thermes de Pallotino et ceux de Maetzke (ces deux derniers portant le nom des archéologues à l’origine de leur découverte). On peut déambuler dans les rues antiques où subsistent des pavements de trachyte et quelques colonnes. Quelques mosaïques multicolores renseignent sur la fonction des bâtiments : boutiques ou riches demeures (notamment la Domus d’Orphée – nommée ainsi en raison de la découverte d’une mosaïque représentant Orphée – et la maison des mosaïques).
Un déclin relatif, du Ve au XIVe siècle de notre ère
Les Vandales et l'Empire byzantin
Au début du Ve siècle apr. J.-C., les Vandales envahissent toute la partie occidentale de la Méditerranée : Espagne, Maroc, Tunisie, Sardaigne et Sicile, ces dernières étant « lâchées » par Rome pour calmer les ardeurs des Barbares (sans succès, puisque Rome sera pillée par ces derniers en 455). C’est un coup d’arrêt brutal à la croissance urbaine de Turris Libisonis. Le trafic commercial maritime se maintient encore un siècle, jusqu’à l’assujettissement des Vandales à l’Empire byzantin (534 apr. J.-C.)
La domination byzantine dure un millénaire, et le vestige le plus marquant est la basilique de San Gavino, située à quelques minutes à pied du port. Là encore, une visite s’impose…
L’édifice, construit sur une nécropole paléochrétienne et deux basiliques antiques (des Ve et VIe siècles), date du XIe siècle. On le doit à Gonario Ier, le premier « Juge » du judicat de Lugodoro. Les architectes sont des maîtres pisans (l’archidiocèse de Pise exerçait à l’époque une importante influence religieuse sur la Sardaigne).
Sa principale curiosité est son absence de façade, ce qui laisse la place à deux absides (une de chaque côté), l’entrée se faisant par des portails latéraux : un portail côté sud et deux portails côté nord (un roman et un gothique). En effet, la basilique, de style roman, reçoit des éléments gothiques à l’occasion de travaux de restauration, au XVe siècle. Les colonnes de marbre, à l’intérieur, proviennent des constructions de l’ancienne cité romaine.
Quant à San Gavino, à qui la basilique est consacrée, il s’agirait du Romain Gavinus, commandant de la garnison de Turris Libisonis sous Dioclétien. Converti au catholicisme, il aurait été décapité en 304, faisant de lui l’un des premiers martyrs sardes.
Au début de sa domination sur la Sardaigne, l’Empire byzantin nommait des fonctionnaires impériaux à la tête des 4 subdivisions créées : les « judicats » de Logudoro (Porto Torres et Sassari), de Gallura (Olbia), d’Arborea (Oristano) et de Cagliari. Ces territoires sont devenus au Xe siècle des principautés autonomes, les juges ayant les pouvoirs de véritables princes.
La période aragonaise
Le XIVe siècle voit l’influence espagnole de la cour d’Aragon s’étendre petit à petit à l’ensemble de la Sardaigne, réunissant ainsi les quatre judicats sous une même autorité. Cette influence catalo-aragonaise laissera des traces profondes dans la culture – et surtout la langue – sarde, surtout dans la partie nord-est (Alghero…).
La tour aragonaise de Porto Torres, en plein milieu du port, est un exemple typique de l’architecture militaire de l’époque. Tour de défense, haute de 16 mètres, elle est construite sur trois étages : une citerne au premier niveau, surmontée d’un logement au deuxième, puis d’une terrasse défensive. Devenue bureau des douanes et phare au fil des siècles, elle ne se visite pas, mais on peut en faire le tour. Pour ceux qu’un bâtiment tout juste millénaire (elle a été construite en 1323) émeut encore…
Un regain d'intérêt depuis 30 ans
De l’industrie au tourisme…
En 1998, la colonie pénitentiaire de l’Asinara est fermée, ouvrant l’archipel aux visiteurs, et le parc national de l’Asinara est créé.
Quelques années plus tard, en 2010 : l’usine pétrochimique SIR, dans la zone industrielle, ferme ses portes après 50 ans d’exploitation, réduisant considérablement l’activité portuaire et ses nuisances industrielles.
En 2016, Corsica Ferries ouvre la ligne Toulon (ou Nice) – Porto Torres. Avec des liaisons quasi quotidiennes en été, et a minima hebdomadaires en hiver, Porto Torres devient ainsi la principale porte d’entrée pour les Français voyageant en Sardaigne.
L’emplacement idéal d’un camp de base pour visiter le Nord-Ouest de la Sardaigne
Situé en plein cœur du golfe d’Asinara, Porto Torres mérite donc bien plus que les deux ou trois heures de « marge » que la prudence impose pour ne pas rater son ferry. Le nombre de curiosités présentes dans un périmètre de 35 km (40 minutes maximum en voiture) en fait même un camp de base idéal pour une semaine de vacances qui contentera tous les goûts (plages, parc nationaux, villes touristiques, nuraghes, vestiges romains, etc.).
Pour rester succinct, nous pouvons citer :
- Castelsardo, et son château médiéval ;
- Stintino, le petit village de pêcheurs crée fin XIXe pour accueillir les pêcheurs chassés de l’archipel de l’Asinara lors de la création de la colonie pénitentiaire ;
- La somptueuse plage de la Pelosa ;
- L’archipel d’Asinara, sauvage et préservé… ;
- Sassari, pour les plus citadins (musée, patrimoine architectural…) ;
- Alghero et sa région (complexe nuragique de Palmavera, grotte de Neptune) ;
- L’Argentiera ;
- Etc…
Mais pour tout cela, il existe d’excellents guides touristiques…
En espérant que cet article vous convaincra de s’attarder un peu à Porto Torres !