Le nuraghe, symbole de la Sardaigne
Construction mégalithique iconique d’une civilisation à laquelle il a donné son nom, la culture nuragique, le nuraghe est indissociable de la Sardaigne. Dans l’Antiquité, les Grecs les imaginaient comme une invention de Dédale, le légendaire architecte du labyrinthe de Minos.
En Sardaigne, le nuraghe est omniprésent. On en trouve partout, à tel point qu’il est difficile d’avancer un chiffre, peut-être entre 10 000 et 20 000…
Petit voyage au pays du nuraghe, cette « mémoire collective d’une civilisation ».
Sommaire
Qu'est-ce qu'un nuraghe?
Une tour conique en pierres sèches
D’un point de vue architectural, le nuraghe est une tour conique en pierres sèches, et plus précisément une « tholos » (édifice de plan circulaire fermé par une voûte à encorbellement). Les nuraghes, contrairement à d’autres tholos, sont parfois édifiés sur plusieurs niveaux (jusqu’à trois chambres superposées).
La solidité de ces édifices qui ont traversé les siècles s’explique par la présence simultanée de plusieurs éléments :
- l’assise circulaire ;
- le principe même de l’encorbellement : chaque pierre de la voûte déborde et est contrebutée par celles qui l’entourent, empêchant tout basculement vers l’intérieur ;
- l’épaisseur des murs (fréquemment cinq ou six mètres de large), dont le remplissage contribue à la stabilité des pierres de l’encorbellement (par contrepoids).
Les murs sont constitués de trois couches :
- un parement extérieur de mégalithes ;
- un parement intérieur également en pierres larges (et plutôt plates pour celles qui forment la voûte), probablement recouvertes d’une sorte d’enduit (argile, bois, liège ?) ;
- un remplissage de pierres diverses (et une partie évidée pour l’escalier hélicoïdal).
Des structures en bois aujourd’hui disparues complétaient l’ensemble (sortes de mezzanines intérieures, escaliers, cabanes sur le toit terrasse).
Proto-nuraghes, nuraghes simples et nuraghes complexes
Dès l’âge du Cuivre, on trouve en Sardaigne quelques murailles mégalithiques. Mais les nuraghes que nous connaissons, typiques de l’âge du Bronze, sont édifiés pendant tout le IIe millénaire av. J.-C. Les plus anciens datent de 1900 av. J.-C. et les plus récents de 900 av. J.-C. (âge du Fer).
Les protonuraghes (ou nuraghes à couloirs) sont construits dès le XIXe siècle av. J.-C. (Bronze ancien), sur des plans irréguliers : un ou plusieurs couloirs (couverts de plaques horizontales, dites en « plate-bande ») avec quelques pièces attenantes, très petites. Parfois, le couloir débouche sur une sorte de pièce en forme de quille renversée (« chambre naviforme »). Les pièces d’habitation (cabanes en bois) étaient édifiées sur le toit-terrasse.
Très rapidement (dès le XVIIIe siècle av. J.-C.) apparaissent les premiers nuraghes simples (une tour), dans des dimensions hors normes pour l’époque.
- Le plus ancien, celui de Santu Antine, daterait de 1 900 av. J.-C. (et déjà 22 mètres de hauteur).
- Le plus haut, celui de Nurraghe Arrubiu (XVe siècle av. J.-C.) culminait probablement à 30 mètres.
Viennent ensuite les nuraghes complexes, ou polylobés : une tour principale, appelée « donjon », entourée de tours dites « angulaires », plus basses.
Si la plupart des nuraghes simples étaient isolés ou parfois entourés de cabanes d’habitation, les nuraghes complexes (jusqu’à cinq nuraghes reliés entre eux d’après un plan conçu en amont) sont les éléments constitutifs d’une vie communautaire d’une certaine ampleur.
Des constructions similaires en Méditerranée
La structure d’un nuraghe peut être comparée à celles des tombes mycéniennes, dites « à tholos », également de l’âge du Bronze, quoique ces dernières sont enterrées ou semi-enterrées. Dans celles-ci, c’est l’ensevelissement qui permet le contrepoids sur l’encorbellement ; dans un nuraghe, c’est l’épaisseur du mur.
Dans un périmètre plus proche de la Sardaigne, on trouve :
- les talayot, aux Baléares (274 monuments tous recensés à Minorque et Majorque) ;
- les torri, en Corse (culture torréenne) ;
- les sesi, en Sicile ;
- les bories, en Provence.
Néanmoins toutes ces constructions sont moins abouties, plus petites et moins nombreuses.
De la civilisation nuragique à nos jours
Une etymologie incertaine
D’où vient ce nom de « nuraghe » qui a donné son nom à la civilisation nuragique ?
Difficile d’avancer des certitudes sur l’étymologie de mots évoquant une époque où l’écriture n’existait pas…
Ainsi on ne peut que mentionner des similitudes, plus ou moins probables, avec des mots dérivés de la racine indo-européenne nor, déclinée en nur :
- en phénicien « le feu », que l’on peut rapprocher du « foyer », symbole de l’habitation ;
- plus probables et plus récentes, des étymologies latines ou proto-basques qui évoquent la notion de « tas », « tas de pierres » ou « cavité ».
Des linguistes s’accordent plus facilement sur la présence dans « nuraghe » du suffixe paléo-sarde -ake, ou-akoi.
On peut également penser à un rapport avec Norax, ou Norace, ce héros ibérique légendaire (fils d’Hermès) qui serait arrivé en Sardaigne, et aurait donné son nom à la ville de Nora.
Une redécouverte récente
Délaissés depuis l’époque romaine, oubliés, souvent ensevelis par leur propre éboulement ou par des phénomènes climatiques, les nuraghes subissent le vieillissement des siècles.
Le XIXe siècle accélère cette détérioration. En 1820, le roi de Sardaigne autorise la privatisation des terres, jusque là propriétés collectives. Cette loi – connue sous le nom d’ « Édit des clôtures » a pour conséquence immédiate la prolifération de clôtures en pierres sèches… en partie prélevées sur les sites nuragiques. Le développement des axes de communication (construction de routes) participe également au réemploi massif des pierres trouvées in situ…
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle (et l’attention nouvellement portée à l’archéologie) que les premiers sites sont dégagés, protégés puis fouillés.
Une densité inégale
Recenser la quantité exacte de nuraghes en Sardaigne est impossible, et les estimations varient ainsi entre 10 000 et 20 000, pour une île de 24 000 km2, soit presque 1 par kilomètre carré…
Même si l’on en trouve partout, on peut noter une concentration assez inégale, plus importante dans le Nord-Ouest qu’ailleurs. Certes, la partie centre-ouest de l’île est montagneuse et donc moins peuplée, mais il est possible que certaines régions de l’île aient connu un cataclysme de grande ampleur. De nombreux historiens et scientifiques s’accordent sur l’hypothèse d’un énorme tsunami qui aurait ravagé le sud de la Sardaigne dans les années 1175 – 1177 av. J.-C., ensevelissant tout sous des tonnes de boue et de terre, nuraghes compris… Cette date correspond effectivement à la brusque disparition de plusieurs civilisations méditerranéennes et la fin d’une époque.
Des fonctions différentes au fil des siècles
Avec une période de construction étalée sur tout le IIè millénaire av. J.-C., et une utilisation prolongée au cours du millénaire suivant, leur usage a évolué au cours des siècles.
Des ouvrages défensifs ?
Les nuraghes les plus isolés faisaient certainement office de tours de guet. Situés aux confins de territoires claniques, ou aux endroits stratégiques pour les défendre, c’est leur utilisation la plus probable.
Certains archéologues ont supposé que les protonuraghes constituaient une architecture militaire idéale pour la guérilla (leur structure irrégulière se prêtant particulièrement bien à une sorte de combat « local » permettant de défendre aisément les habitations situées sur les toits).
Quant aux nuraghes polylobés, ils étaient souvent intégrés à de véritables complexes composés de bastions et de courtines qui en faisaient de véritables forteresses.
Le siège du pouvoir ?
Situés au centre du territoire de la tribu, ils pouvaient constituer le cœur de la vie sociale, le véritable centre névralgique du pouvoir (le siège des décisions civiles, militaires, juridiques, ou commerciales).
La société nuragique, mal connue, était divisée en petites communautés de bergers, paysans (et guerriers), entre lesquelles les échanges sont attestés. Ainsi, dans les complexes nuragiques les plus importants, des réunions, certainement de chefs de famille ou de clans, se tenaient dans des « cabanes de réunion » attenantes, caractérisées par la présence d’une banquette circulaire (comme à Palmavera ou à La Prisgionia).
Des habitations ?
C’est un usage possible, surtout concernant les nuraghes polylobés, situés dans les zones les plus peuplées. Mais ils étaient a priori réservés aux familles les plus importantes dans la hiérarchie sociale de la communauté, ou à celles occupant des fonctions particulières, comme le gardiennage. La majorité de la population résidait dans des cabanes attenantes (assises circulaires en pierre mais toitures en branchages).
Des découvertes de restes alimentaires corroborent cet usage d’habitation, mais aussi de greniers à grains.
L’invasion des Carthaginois (VIe siècle av. J.-C.) marque la fin de l’usage d’habitation, certains nuraghes étant reconvertis en lieux de culte. Mais ils ne seront délaissés que beaucoup plus tard, vers le IIe siècle av. J.-C.
Des temples ?
La fonction cultuelle des nuraghes est donc attestée dès le début de l’époque phénico-punique. Sous l’occupation carthaginoise, puis sous l’occupation romaine (après les guerres puniques) certains nuraghes deviennent de véritables sanctuaires. À Nuraghe Nurdole, on a retrouvé des tables d’offrandes (socles en pierre percée de trous pour y fixer des ex-voto), et à La Prisgonia des bracelets et des arêtes de poisson qui font penser à des rites sacrés.
En revanche, faute de traces écrites antérieures, les pratiques religieuses de l’âge du Bronze sont très méconnues. L’utilisation des nuraghes à cette époque comme lieux de culte n’est donc pas prouvée.
Un rapport avec l'astronomie ?
Mais, si l’origine cultuelle des nuraghes ne peut être établie, la course des astres a peut-être déterminé leur implantation. On constate ainsi que certains respectent des règles d’alignement surprenantes.
- À Nuraghe Losa, l’édifice triangulaire (trois tours angulaires, en plus du donjon) présente des tangentes orientées vers les points où le soleil se lève et se couche, une pour le solstice d’hiver et l’autre pour le solstice d’été.
- À Su Nuraxi, certaines tangentes pourraient avoir été déterminées par les lunistices (positions extrêmes de déclinaison de la lune).
- Les nuraghes de Maurus, de Longu, de Nueddas et d’Is Parras, édifiés à proximité les uns des autres, respectent également des alignements étonnants sur les courses du soleil et de la lune à leurs solstices et lunistices respectifs.
- Enfin, il semblerait qu’en Sardaigne du Nord les portes des nuraghes soient orientées vers l’endroit où se levaient à l’époque les constellations de la Croix du Sud et du Centaure (qui ne sont plus visibles aujourd’hui sous cette latitude) et en Sardaigne du Sud en direction de l’endroit où ces mêmes constellations se couchaient.
Peut-on en conclure que les civilisations nuragiques vouaient un culte à certains astres ? Ou avaient-ils réussi à définir une unité de temps à partir de celle-ci ?
Le nuraghe, symbole d'une Sardaigne intemporelle
Mais aussi...
Architecte de formation, le peintre contemporain Gilles Chambon surfe sur le mythe de la création des nuraghes par Dédale, et les représente sous une forme imaginaire inspiré par Picasso.
Article bien documenté ,très précis et de lecture aisée
Suscite de l’intérêt sur ce peuple méconnu