La Sardaigne et ses centenaires : voyage en « zone bleue »
Non, une zone bleue n’est pas qu’une aire de stationnement gratuit à durée limitée. Ce n’est pas non plus une zone de portée Bluetooth…
Une zone bleue est aussi le nom que les démographes donnent à un secteur géographique dans lequel on constate une concentration très élevée de personnes âgées, pour beaucoup largement centenaires. Et c’est en Sardaigne, dans les régions montagneuses de la Barbagia et de l’Ogliastra, que fût « découverte » la première de ces zones bleues.
Mais pourquoi une telle longévité, et pourquoi en Sardaigne ?
Peut-on se satisfaire, pour seule explication, des habituelles recommandations « activité physique régulière – régime alimentaire sain » ?
Sommaire
Qu'est-ce qu'une zone bleue ?
Des régions où l'espérance de vie se mesure à trois chiffres
C’est l’histoire d’un italien, un belge et un américain… Cela ressemble au début d’une histoire drôle, et pourtant, la suite est bien sérieuse…
En 1999, lors d’un colloque international consacré à la longévité, Gianni Pes, un médecin universitaire italien, évoque le cas de régions sardes où l’on recense un nombre inhabituel de centenaires : plus de cinq fois la concentration habituelle constatée dans les régions les plus développées du globe ! Dans certains villages de la province de Nuoro, un habitant sur cinq a plus de 90 ans…
Michel Poulain, un démographe belge présent ce jour-là, s’intéresse à ce surprenant constat. Ensemble ils vont se pencher sur le sujet… et sur une carte de la Sardaigne. Armés d’un crayon bleu, ils tracent les contours de ces villages étonnants où de paisibles vieillards semblent défier la mort. Le terme de zone bleue est né.
Un américain, Dan Buettner, journaliste-explorateur sensibilisé au bien-être et au développement personnel, et habitué par ses exploits sportifs à reculer les limites de la nature humaine, les rejoint pour une étude qu’ils vont élargir à l’ensemble de la planète.
Cinq zones bleues dans le monde
Ils vont ainsi identifier quatre nouvelles zones qui présentent des caractéristiques démographiques similaires :
- l’île d’Okinawa, au Japon ;
- la péninsule de Nicoya, au Costa Rica ;
- l’île d’Ikaria, en Grèce;
- Loma Linda, en Californie (où la moitié de la population appartient à l’Église adventiste du septième jour).
Dan Buettner explore ces zones, et médiatise le concept de zone bleue en publiant en 2005 un article intitulé Les Secrets de la longévité, paru dans le magazine National Geographic.
Il publie même quelques années plus tard un livre : The Blue Zones : Lessons for Living Longer From the People Who’ve Lived the Longest (Zones bleues : Où vit-on mieux et le plus longtemps ? (National Geographic Books, 2008).
Une concentration étonnante de centenaires au centre de la Sardaigne
Des records de longévité en Barbagia et en Ogliastra
Mais revenons à nos moutons…sardes.
Lors de leurs premières constatations, armés du fameux feutre bleu, Gianni Pes et Michel Poulain ont délimité trois zones particulièrement denses en centenaires (cf. carte ci-dessus. Pour ouvrir la légende, cliquer sur la petite flèche dans la fenêtre, en haut à gauche) :
- la Barbagia di Ollolai ;
- la Barbagia di Seulo ;
- l’Ogliastra (anciennement Barbagia di Ogliastra).
Ces régions se situent dans le centre de la Sardaigne, aux alentours de son point culminant (Punta la Marmora, 1834 m), au sud de Nuoro. Dans ces régions montagneuses et reculées, les habitants partagent un mode de vie identique depuis bien longtemps, essentiellement pastoral.
Une quasi-égalité hommes-femmes
Encore plus surprenant, alors que partout dans le monde les femmes vivent beaucoup plus longtemps que les hommes, l’écart est ici infime.
Les moyennes constatées dans le monde font état de plus de 4 centenaires femmes pour 1 seul centenaire homme (soit un ratio supérieur à 4). Dans cette région de Sardaigne, le ratio tombe à 1,34. Une quasi-égalité…
Les causes sont certainement multifactorielles, mais il est intéressant de noter qu’une proportion identique d’hommes et de femmes nés au début du XXe siècle ont traversé ce dernier… Que les causes de mortalité prématurée des hommes (essentiellement guerres et conditions de travail) appartiennent au passé est certes notable, mais cela n’explique pas tout.
Les raisons d'une telle espérance de vie
Toutes les zones bleues identifiées dans le monde partagent la caractéristique géographique de se situer à l’écart de la civilisation moderne, sans en être non plus totalement éloignées.
Elles ont profité au siècle dernier des bienfaits de la civilisation et des progrès de la médecine. Le paludisme, la tuberculose et la fièvre typhoïde ont ainsi été éradiqués de Sardaigne dans les années cinquante.
Loin de subir les nuisances environnementales et alimentaires de la société de consommation, ces régions semblent des havres de paix. Tous les voyants sont au vert pour que leurs habitants y mènent une vie paisible, sans stress…
Une topographie bien particulière
En Sardaigne, on note deux types d’espaces bien différents :
- les plaines côtières, céréalières et viticoles, mélanges de vie agricole et urbaine ;
- une région montagneuse, au centre, pastorale. Historiquement zone refuge pour se mettre à l’abri des envahisseurs étrangers et de leurs prétentions coloniales, elle reste depuis toujours isolée. Dès l’Antiquité, les Romains appelèrent barbares les habitants de cette région reculée. Si le nom de barbare est commun chez les Romains pour désigner tous ces peuples qu’ils considéraient comme très éloignés de leur culture, le terme est resté en Sardaigne : la Barbagia.
À cheval sur les provinces administratives de Nuoro et de l’Ogliastra, la Barbagia est elle-même divisée en plusieurs zones, dont les trois précédemment citées ont été qualifiées par Gianni Pes et Michel Poulain de zones bleues.
Les habitants de ces zones isolées ont toujours conservé des habitudes de vie différentes des régions côtières, et le peu d’échanges entre ces deux zones a favorisé la préservation de ce particularisme démographique.
Encore qualifiée de « sous-développée » dans les années cinquante, la Barbagia, et particulièrement ses zones bleues, apparaît aujourd’hui plutôt « préservée », réunissant toutes les conditions favorables à une vie en bonne santé :
- l’altitude et la proximité de la mer, synonymes de bonne qualité de l’eau et d’air pur (on y relève un taux de dioxyde de carbone étonnamment faible, très éloigné de la pollution urbaine) ;
- un relief accidenté propice aux déplacements à pieds, synonyme d’activité physique régulière ;
- une localisation reculée, favorisant ainsi une plus forte endogamie, elle-même vecteur de transmission d’un ADN de « qualité » : globules blancs en grand nombre (plus de défenses immunitaires) et globules rouges de petites tailles (diminution du risque cardio-vasculaire).
Un régime alimentaire... local !
Élément prépondérant d’une vieillesse en bonne santé, le régime alimentaire sarde diffère quelque peu du régime méditerranéen (et crétois).
À l’abri des effets délétères de l’industrie agroalimentaire moderne, il se caractérise par de grandes quantités de légumes et légumineuses, d’huile d’olive (antioxydant), de quantités très modérées de viande, de charcuterie et de fruits, et quasiment pas de poisson.
Deux produits consommés quotidiennement, le pain et le vin, protègent contre les maladies cardio-vasculaires.
- Le pain est fait maison, le plus souvent à base de farine d’orge. Les pains locaux sont le pistoccu et le traditionnel et emblématique pain carasau, appelé carta musica (« papier à musique ») en raison de sa finesse.
- Le vin rouge. La consommation — modérée — de vins locaux, tel le cépage Cannonau, d’une teneur plus importante que la moyenne en polyphénols, favorise la diminution du risque cardio-vasculaire.
Et bien entendu, dans ces régions à l’économie essentiellement pastorale, les produits locaux font la part belle au lait de chèvre. Avec une consommation importante de produits laitiers de qualité, les bénéfices sont multiples :
- moins de carences en calcium (moins de fractures, et apports bénéfiques pour l’allaitement) ;
- moins de cholestérol et de cancers (notamment du colon) ;
- plus de défenses immunitaires (présence importante de micronutriments dans le lait de chèvre).
Les fromages frais, comme le casu axedu ou la ricotta, sont plutôt consommés localement, et les fromages transformés revendus.
Pour les inconditionnels de diététique et de nutrition désireux d’en savoir plus (et de prolonger l’existence…), un petit tour sur le site Objectif 100 s’impose…
Des liens sociaux resserrés
Comme dans toutes les zones bleues identifiées dans le monde, les liens sociaux dans les villages sardes jouent un rôle important dans l’espérance de vie des habitants. Les personnes âgées bénéficient d’un soutien familial et d’une importante solidarité communautaire.
Encore fréquente, la cohabitation intergénérationnelle en est l’exemple le plus parlant, loin de l’anonymat constaté dans les villes, ou du sentiment de solitude dans les campagnes, tous deux facteurs d’un déclin physique et psychique plus rapide.
Dans des régions où l’accès à l’éducation et aux soins — habituellement considéré comme condition nécessaire pour un vieillissement « réussi » — est loin d’être facilité, ces liens de solidarité sont la preuve que vieillir bien entouré est vital…
La Sardaigne et la mort...
Il serait frustrant de terminer cet article sans aborder le thème de la mort en Sardaigne sous un angle plus philosophique.
Comme nous l’avons vu dans un précédent article, les Sardes prêtent à leurs ancêtres nuragiques un rite (légendaire ?) au cours duquel les fils lapidaient leurs pères devenus âgés. Peut-être y avait-il dans ces récits qui ont traversé les siècles une symbolique qui nous échappe aujourd’hui.
Un petit peu moins macabre mais néanmoins saisissante, la pratique de l’accabadora est attestée à des périodes beaucoup plus récentes (au moins jusqu’à la moitié du XXe siècle). Ce terme, d’origine espagnole, désigne le recours à une euthanasie qui ne dit pas son nom (article bien documenté ici). Elle consistait, toujours dans des régions reculées de Sardaigne, à étouffer ou assommer définitivement le mourant, la besogne étant confiée en toute discrétion à une femme qui opérait à la nuit tombante. Une pratique alors empreinte de confidentialité dans une société très religieuse…
De nos jours, si l’idée d’accompagner dans la mort — disons plutôt la provoquer — commence très lentement à germer, les élus, eux, peinent à légiférer…
Quoi qu’il en soit, les Sardes s’occupent toujours de leurs anciens…
Mais aussi...
Dan Buettner, sur la base des principes du « bien vieillir » recensés lors de ses expéditions dans les différentes zones bleues du monde, a entrepris de les appliquer à des petites communautés. L’expérience, appelée Blue Zone Project, et débutée en Californie, s’étend progressivement à de nombreuse localités américaines, impliquant tous les acteurs locaux (habitants, élus, écoles, professionnels de l’alimentation).
Avec son roman Accabadora, (éditions du Seuil, 2009) l’écrivaine sarde Michela Murgia livre un récit poignant de cette pratique, mêlant habilement action et réflexion. Elle obtient pour ce roman le prix Campiello 2011.