La Sardaigne, paradis du « slow travel »…
Avec près de 4 millions de visiteurs annuels, la Sardaigne n’échappe pas au tourisme de masse. Mais, localisé sur ses côtes et circonscrit à l’été, le phénomène n’est contraignant que pour le fêtard un tantinet paresseux en quête de plages facilement accessibles (pour ses après-midis de farniente) et de boîtes de nuit (pour alcooliser ses activités nocturnes). Pour les autres (curieux, randonneurs, gastronomes, sportifs, passionnés d’Histoire…), les dix mois restants de l’année sont un délice, à condition de sortir un peu des sentiers battus…
Le mot « tourisme », d’origine anglaise, est explicite. Au XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates anglais effectuaient déjà le « Grand Tour », un voyage sur le continent européen destiné à parfaire leur éducation. Au début du XIXe, cette tradition évolue : les gens fortunés (les rentiers, dispensés de subvenir à leurs besoins par la pratique d’une activité professionnelle qui ne connaissait pas encore les congés payés) effectuent un « tour », c’est-à-dire un « circuit au cours duquel on visite différents endroits ».
De nos jours, les touristes « font » l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Thaïlande, le Cambodge… pendant que d’autres se promènent, bourlinguent, errent, vagabondent. Les premiers voyagent « au dehors », là où les seconds voyagent « au-dedans », pour reprendre les termes de Nicolas Bouvier, le voyageur-écrivain suisse, précurseur dans les années cinquante de ce que l’on nommera, près d’un demi-siècle plus tard, le slow travel.
En Sardaigne, il faut se laisser prendre par cette envie de voyager pour ne rien « faire ». Le « touriste » (de masse) n’en a pas le temps. Il est pressé de profiter de ce qu’il a planifié, prévu, organisé, imaginé et attendu. Le Français est réputé râleur ; le touriste l’est certainement, et il ne se gênera pas d’étaler sur les réseaux sociaux les inévitables contrariétés d’un voyage trop minutieusement programmé. La déception est un sentiment réservé à celui qui attend quelque chose. Elle n’est que le décalage entre le désir et la réalité que nous rencontrons : il convient donc de voyager en Sardaigne sans rien en attendre. C’est alors que la mésaventure deviendra une heureuse péripétie, que l’impondérable pourra être vécu comme une opportunité, qu’une circonstance fâcheuse se transformera en expérience.
Ce slow travel, c’est l’équivalent de la page blanche de l’écrivain, mais appréhendée comme une aubaine plutôt que comme une angoisse. C’est le plaisir de combler le vide par une multitude de petits riens : pour le sage, il est un éternel départ, une perpétuelle étape qui ne connaît pas d’arrivée. C’est en cela qu’il est séduisant et jamais décevant.
En voyage, comme en amour ou en écriture, il est plus facile de commencer une histoire que de la mener à son terme. Il n’y a qu’en gastronomie que l’entame est délicate : celle des fromages sera laissée à l’initiative de l’hôtesse, et celle de la bouteille de rouge à celle du maître de maison (si j’ai bien écouté ma grand-mère et bien lu Berthe Bernage). Mais si, petit, l’on apprend à se tenir à table, on n’apprend pas à voyager. Alors, laissons libre cours au plaisir toujours recommencé de ne connaître que des départs, avec cette confortable assurance de ne jamais connaître ni l’angoisse de se perdre ni la désillusion de revenir déçu.
Pourquoi la Sardaigne est une destination idéale pour du « slow travel » ?
En janvier 1921, l’écrivain D.H. Lawrence, qui n’a pas encore écrit L’Amant de Lady Chatterley mais qui traîne déjà une réputation injustement sulfureuse (pour l’époque), débarque à Cagliari, en provenance de la Sicile. Il effectue un court séjour en Sardaigne, traversant l’île, notamment en train, de Cagliari à Olbia. De ce séjour, il publiera un livre : Sardaigne et Méditerranée. Lorsqu’il arrive à Nuoro, il écrit :
« Il n’y a rien à voir à Nuoro, et, à vrai dire, c’est un soulagement pour moi. Les « choses à voir » m’assomment. Nuoro ne possède pas la moindre œuvre de Perugin ou de Pisano – que je sache. Heureuse la ville qui n’a rien à faire voir. Que de simagrées et d’affectations elle évite ! La vie reste la vie et non un gavage artistique. »
Dans le très court opuscule Comme une funambule, Milena Agus, l’une des plus éminentes représentantes de la littérature sarde contemporaine, parle de la Sardaigne en évoquant le « désir lancinant ». L’image est belle, comme si le désir pouvait envoûter autant que la douleur obsédante et diffuse d’une maladie chronique. Voilà résumé en deux mots ce qui fait la motivation immanente du slow traveller : ce besoin et cette envie toujours renouvelée que le désir soit la seule motivation du voyage, et par lui-même une satisfaction facilement accessible. Il voyage parce qu’il a du désir, il se sent « en vie » parce qu’il a « envie ». Le désir est une motivation qui est à lui seul une satisfaction.
« Ma » Sardaigne, indolente et nonchalante
En Sardaigne, les « moments suspendus » se « ramassent à la pelle », comme les feuilles mortes de Prévert. Les énumérer serait trop long et, au risque de me répéter, ce n’est pas un guide de voyage qui les indiquerait comme on indique des coins à champignons. Il convient donc de se rendre en Sardaigne « sans but et sans mobile » (comme le chante Goldman dans la très pertinente chanson Je marche seul…).
… et de se laisser envahir par la magie d’un lever de soleil, comme sur le pont du ferry qui laisse à tribord les reliefs de l’Asinara, ou depuis les plages de Cala Goritze ou Cala Luna, quand les reflets dorés ou orangés sur l’eau déjà turquoise invitent au rêve éveillé, ou encore du haut de la Torre di Porto Giunco, au Capo Carbonara, l’un de rares endroits de l’île (avec Castelsardo) qui permette d’assister à la course complète du soleil, de son lever au coucher.
… de « risquer » l’ennui devant un rayon de soleil espiègle ou la course imprévisible d’une vague qui ne manquera pas de s’écraser et de se transformer en écume à la magie aussi inspirante qu’éphémère, comme le bonheur. Ou profiter du spectacle toujours recommencé, si proche de l’inaccessible mouvement perpétuel, d’une déferlante sur un rocher monumental de San Teresa di Gallura, où le soleil, dans sa constance, contraste avec l’impétuosité de la mer. Curieux mariage que celui du soleil avec la mer : entre ce qu’il y a de plus prévisible dans la nature (le soleil) et ce qui l’est le moins (la mer). Leur improbable union féconde les plus beaux sentiments : « L’éternité, c’est la mer allée avec le soleil » (Rimbaud, L’Éternité).
… de ralentir, au détour d’un chemin, à la rencontre des inévitables troupeaux de moutons, lesquels, deux fois plus nombreux que les habitants, incarnent un mode de vie en harmonie avec les cycles ancestraux de la nature. La transhumance, connue localement sous le nom de Tramuda, est une pratique toujours vivace en Sardaigne, particulièrement dans les régions montagneuses comme l’Ogliastra. Loin du tourisme balnéaire, l’arrière-pays sarde invite à une découverte plus lente et plus respectueuse du territoire, à une immersion garantie dans un mode de vie préservé.
… de croiser dans les régions rurales de l’intérieur, comme la Barbagia, l’un de ces fameux centenaires de la région, sur qui le temps semble ne pas avoir de prise. Ici, prendre le temps devient un art de vivre, en communion avec le rythme paisible de la terre et des troupeaux.
… de toucher du doigt cette civilisation nuragique, si injustement méconnue en dehors de l’île, en s’asseyant quelques instants sur les bancs de la « cabane des réunions » de Palmavera ou au sommet de l’impressionnant nuraghe de Santu Antine… pour un bond en arrière de trois millénaires.
… et de vagabonder dans les archipels (la Maddalena, l’Asinara) et les parcs nationaux (Gennargentu, Supramonte, Sulcis), entre randonnées, observation e la faune et de la flore et décors côtiers de rêve.
La Sardaigne : une « ambiance » avant tout
Voyager en Sardaigne, c’est donc s’imprégner des « ambiances » qui accompagnent la dégustation d’un capuccino crémeux sur le port de San Antiocho, d’un Limoncello dans un café de Bosa, au bord de l’estuaire du Temo, ou encore d’un verre de Cannonau sous la tonnelle d’un bar d’Argentiera presque aussi désaffecté que le village. Pas besoin pour cela de voyager en camping-car, en combi (la fameuse vanlife) ou en bateau. Le slow travel n’est pas un mode de transport, mais une disposition…
Certains barbares chassent les bêtes sauvages, d’autres, en mal d’adrénaline, « chassent » les images de tornades, d’autres « collectionnent » les voyages, mais les plus humbles « capturent » les ambiances, à moins que ce ne soient les ambiances qui les capturent.
Mais, qu’est-ce qu’une « ambiance », si indissociable du slow travel ?
Une ambiance, c’est la confluence harmonieuse des cinq sens, celle-là même qui procure ce « désir lancinant » de ne pas bouger, puis de revenir. Une ambiance, c’est personnel, intime, c’est une sorte d’auberge espagnole, où l’on ne rencontre que ce que l’on est capable de trouver au fond de soi. Ce peut-être un point de vue (un paysage), mais aussi une luminosité, un bruit ou l’absence de bruit, le confort d’une chaise, le goût du café, l’odeur du tabac avant d’allumer sa pipe. Mais, plus encore que tout cela, une ambiance est ce cocon où l’incompréhension du monde qui nous entoure devient secondaire, peut-être par crainte de succomber à son amertume.
Une ambiance, c’est aussi la poésie d’un instant volé à la course du temps, et le temps d’un haïku griffonné sur un moleskine :
Ce soir sur la mer
Le soleil en funambule
Plonge et disparaît
Retour de Sardaigne
À son retour, l’adepte du slow travel ne se pose pas les mêmes questions que le touriste ordinaire, qui se demande de façon très binaire si « la Sardaigne, c’était bien ou pas ? » Je ne sais pas ce que veut dire « bien », ni ce que signifie « faire » la Sardaigne. Le touriste « découvre » un lieu, il le « fait » ; le slow traveller « se découvre » grâce à un lieu, une ambiance, un paysage…
Ainsi, si les voyageurs aiment échanger leurs impressions sur les destinations parcourues, les ressentis sont souvent différents : assurément, « mon » Porto Torres, au charme certain, n’est pas celui du Guide du Routard, qui qualifie la ville de « pas très sexy ».
Le touriste va donc « liker » ou pas. « Liker », c’est créditer un lieu, un site ou une activité d’une approbation très extérieure, pour elle-même. Le slow traveller ne likera pas un lieu, mais son ressenti, sa capacité à s’émouvoir sans même se mouvoir. Car adopter le slow travel, c’est donner de la valeur au temps passé à ne rien faire, et la garantie de ne jamais perdre son temps. Dans Le Petit Prince, Saint-Exupéry fait dire au renard : « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. »
En slow travel, la mention « j’aime » ne nécessite donc aucune justification. Elle se suffit à elle-même et dépasse la compréhension, l’entendement, la raison ; pour un retour positif, tel Ulysse à Ithaque. Ironie de l’Histoire, au nombre des péripéties du héros grec figure l’épisode des Lestrygons (les géants anthropophages) : Victor Bérard, l’iconique traducteur d’Homère, situait ceux-ci… en Sardaigne, sur la côte est (vers Porto Pozzo, à l’ouest de l’archipel de la Maddalena). Légende, certes, mais il n’est pas interdit de rêver…
Le poète du Bellay ne s’y est pas trompé : « Heureux qui comme Ulysse est revenu, plein d’usage et raison ». Voilà peut-être ce fameux « usage » du monde, si bien conceptualisé par Nicolas Bouvier… ?
Nicolas Bouvier, précurseur du « slow travel »
Dans les années cinquante, le Suisse Nicolas Bouvier entreprend un voyage jusqu’en Asie, qui lui prendra trois ans. Il en tire un roman, L’Usage du monde, qu’il transformera, bien plus tard, en recueil de poésies : Le Dehors et le Dedans.
Il explore dans cet ouvrage la dualité entre le voyage physique (le « dehors ») et le voyage intérieur (le « dedans »). Cette approche est au cœur du slow travel, qui valorise non seulement la découverte de nouveaux lieux, mais surtout l’expérience personnelle et la transformation intérieure que le voyage peut apporter. Cette quête d’authenticité met l’accent sur l’importance de prendre le temps d’observer et de s’immerger dans les lieux visités, attitude qui encourage à ralentir pour mieux apprécier et comprendre son environnement.
Nicolas Bouvier met en avant l’importance du voyage en lui-même, plutôt que la simple atteinte d’une destination. C’est une expérience globale plutôt qu’une simple liste de lieux à visiter.
Il explore notamment ce qu’il appelle « ce vide qu’on porte en soi, […] cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre… » Il s’agit d’une forme de manque ou d’incomplétude inhérente à la condition humaine, que le voyage permet de confronter plus directement.
D’ailleurs, Bouvier vise à travers son style une forme de dépouillement, cherchant à « devenir plus léger que cendre ». Loin d’être uniquement négatif, ce vide est présenté comme un espace intérieur à explorer et à apprivoiser. Le voyage, en déracinant l’individu, offre l’opportunité de se confronter à cette part de soi habituellement occultée par les habitudes du quotidien.
Ce vide peut être vu comme une forme de disponibilité ou de réceptivité accrue. Bouvier suggère que le voyage permet « de gagner, par déracinement, disponibilité, exposition, le centre de ce champ de forces » qui nous entoure. Ainsi, ce vide intérieur devient paradoxalement une condition nécessaire pour accueillir pleinement l’expérience du monde.
La confrontation avec ce vide représente également un processus de dépouillement. Le voyage, en réduisant l’individu à ses composantes les plus fondamentales, permet un « retour à l’essentiel assez radical ». Il s’agit de se défaire du superflu pour atteindre une forme de vérité personnelle.
Enfin, ce vide peut être interprété comme un espace de potentialité créatrice. En se confrontant à cette « insuffisance centrale », le voyageur-écrivain puise la matière de son œuvre, transformant l’expérience du manque en une source d’inspiration et de réflexion.
En somme, Le Dehors et le Dedans encourage une approche plus consciente, immersive et transformatrice du voyage. Comment laisser le monde agir sur nous plutôt que l’inverse ?