La « Carta de logu »
La Carta de logu (« charte du peuple ») est un ensemble de lois promulguées le 14 avril 1392 par Éléonore d’Arborée, qui reprend et complète différents codes juridiques édictés au cours des décennies précédentes par son père Mariano IV et son frère Ugone III. Son nom complet est Carta de logu, usus et costumas de Sardigna (« Charte du peuple, usages et coutumes de Sardaigne »).
Cette charte est restée célèbre pour plusieurs raisons.
Elle est rédigée en sarde vernaculaire (chose rare pour l’époque, le latin étant encore la langue de référence), afin qu’elle soit comprise par le plus grand nombre.
Elle est particulièrement moderne pour l’époque, particulièrement du point de vue du droit des femmes. Rien d’étonnant quand on connaît l’indépendance et la liberté d’Éléonore, la grande ordonnatrice de ce texte, du moins dans sa forme définitive.
Exhaustive et efficace, elle restera en vigueur jusqu’au début du XIXe siècle (elle n’est remplacée qu’en 1827 par le code de Charles-Félix de Savoie).
Sommaire
La Carta de logu : un code rural, civil et juridique au XIVe siècle
Composée de 198 chapitres, la Carta de logu couvrait un large éventail de sujets, dont le droit de propriété, les contrats, le mariage, les successions, la responsabilité civile et pénale, et d’autres aspects de la vie sociale et juridique. Elle était destinée à établir un système juridique cohérent pour la Sardaigne et à garantir la justice et l’équité dans le traitement des affaires légales.
La Carta de logu a été un document juridique important dans l’histoire de la Sardaigne, et, même si elle a subi des modifications au fil du temps, elle a joué un rôle clef dans la préservation des droits et des coutumes locaux. Elle est souvent considérée comme un élément central du patrimoine juridique et culturel de la Sardaigne.
Le seul manuscrit existant se trouve à la bibliothèque universitaire de Cagliari.
L’influence du Code de Justinien dans la méditerranée médiévale
Satellite excentré de l’Empire byzantin, la Sardaigne est dirigée au Moyen Âge par un judex provinciae, institué par ce même Empire romain. Quand ce dernier découpe la Sardaigne en judicats, au Xe siècle, le droit byzantin qui s’applique dans l’Empire est encore le Corpus juris civilis (« corpus de droit civil »), instauré par Justinien au VIe siècle. Ce code, dit de Justinien, fait référence à la compilation de lois et de décrets émis par l’empereur byzantin Justinien Ier. Il a joué un rôle crucial dans le développement du système juridique romain et a influencé de manière significative le droit civil européen.
En effet, le Code de Justinien a été promulgué entre 529 et 534, en deux phases, sous la supervision directe de l’empereur qui lui a donné son nom. Il a compilé et organisé les lois romaines existantes, dont certaines remontaient à la république romaine, en un ensemble cohérent et systématique. Le Corpus juris civilis se compose de quatre parties principales.
- Les Institutiones (« Institutes») : un manuel destiné à l’enseignement du droit, présentant les principes fondamentaux du droit romain.
- Le Digesta (« Digeste» ou « Pandectes ») : une compilation de jugements et d’opinions de juristes romains célèbres, organisée par thème. Il s’agit d’une source majeure de droit jurisprudentiel.
- Le Codex (« Code») : le Code Justinien lui-même, qui contient des lois édictées par l’empereur. Il traite principalement des relations entre les citoyens et de la protection de la propriété.
- Les Novellae (« Nouvelles constitutions») : ce sont des ajouts ultérieurs au Code, comprenant les nouvelles lois promulguées par Justinien après la publication initiale du Corpus Juris Civilis.
Le Code de Justinien a eu une influence profonde sur le développement du droit en Europe. Après la chute de l’Empire romain d’Occident, au Ve siècle, les connaissances juridiques ont été préservées et transmises principalement par le biais du Code de Justinien dans les régions de l’ancien empire oriental. Au Moyen Âge, il a été redécouvert et étudié en Europe occidentale, contribuant ainsi à la formation du droit civil médiéval. Le Code de Justinien a été un élément clef dans l’établissement des bases juridiques du droit civil moderne dans de nombreux pays européens.
L’influence du droit romain dans la « Carta de Logu »
Bien que la Carta de logu soit en grande partie basée sur les coutumes locales, elle témoigne néanmoins de l’influence du droit romain et du droit canonique dans ses principes et ses formulations.
L’originalité de cette charte est effectivement de mêler le droit romain – et plus précisément byzantin, encore en vigueur dans une bonne partie de l’Empire romain – et des héritages propres à la culture sarde, notamment nuragiques. En d’autres termes, c’est une association réussie de coutumes et de lois.
Il s’agit là d’une conception, très moderne pour l’époque, du droit de la personne, ce qui explique la pérennité de cette charte, qui restera en vigueur pendant plus de quatre siècles.
Concernant les condamnations en cas d’homicide, la Carta s’inspire du droit romain, prévoyant une proportionnalité de la peine en distinguant déjà subtilement les cas d’homicide volontaire (qui méritent la peine de mort) et involontaire (qui ne la méritent pas), mais aussi les cas de participation passive et de légitime défense (exemption de peine, sous réserve que l’accusé puisse trouver des témoins dignes de foi). Elle conserve du droit romain le délai légal de dix jours pour demander la révision d’un jugement.
En termes de droit successoral, là encore le droit romain est conservé. En ligne indirecte, la déshérence est possible (elle doit être argumentée), mais la personne sortie de la succession peut attaquer juridiquement le testament. Concernant un enfant, il existe une réserve héréditaire. Ces dispositions du droit justinien existent encore dans notre droit civil…
Plus original, Éléonore retravailla la Carta dans la continuité de l’esprit de son père, qui souhaitait défendre juridiquement l’activité agricole, et résoudre les conflits, alors fréquents entre agriculteurs et éleveurs. Le code rural de la Carta constitue logiquement l’un des chapitres les plus étoffés de la charte.
Les éléments novateurs, sous l’impulsion d’Éléonore d’Arborée
Outre l’influence du droit romain dans sa constitution, la Carta de logu présente plusieurs éléments novateurs du point de vue juridique à l’époque de sa promulgation.
Dès 1337, Mariano IV avait édicté un code rural afin de résoudre les conflits, fréquents, entre les agriculteurs (essentiellement viticulteurs) et les éleveurs. Dans les années 1370, il fait rédiger un code civil et pénal de 132 chapitres.
Mais c’est Éléonore qui amende ces différents codes pour livrer en 1392 une version définitive particulièrement étoffée et audacieuse, promulguée sous le nom de Carta de logu. En l’imposant dans tout le judicat, Éléonore évite que certaines parties du judicat appliquent leurs propres lois, souvent issues d’usages coutumiers.
La Carta aborde des questions liées à la propriété et aux contrats, établissant des règles claires pour les transactions et les relations contractuelles.
Elle prévoit des dispositions pour protéger les personnes vulnérables, telles que les orphelins et les veuves, en garantissant leurs droits et en prévenant l’exploitation.
Elle impose l’égalité de tous les hommes devant la loi, quel que soit le statut social de la personne. Elle cherche à établir des principes de traitement équitable devant la loi et à éviter l’arbitraire dans l’administration de la justice.
Elle introduit des principes de proportionnalité des peines, cherchant à établir une correspondance entre la gravité de l’infraction et la sévérité de la peine. Cela représentait une avancée par rapport aux pratiques pénales plus arbitraires de l’époque. Les lois sont donc sévères, mais équitables.
La Carta de logu réglemente ainsi aussi bien des aspects civils que juridiques de la vie :
- les dates fériées (période de congé en été, fêtes religieuses et patronales) ;
- les périodes et les autorisations de certaines activités agricoles (brûlage des chaumes…) ;
- l’usage de la peine de mort ;
- les amendes (vol, blasphème…) ;
- les sanctions « mineures » : flagellation, mutilation (selon la faute, ou en cas d’insolvabilité pour payer l’amende : de la main droite, du pied, de l’œil, la langue ou l’oreille ;
- les peines encourues pour les agressions, les vols, les contrefaçons, la fraude fiscale ;
- etc.
L’accent est donc mis sur la législation et les peines infligées, mais, faute de « police », il incombait à la population locale de mettre la main sur le coupable, et de le faire traduire en justice. Cette responsabilité collective dans la recherche de voleurs, brigands et autres causeurs de tort semble être à l’origine du concept de vendetta bien implanté dans la région…
Concernant les atteintes portées aux femmes, le viol est passible d’amende ou de coupure du pied, éventuellement da mariage avec la victime si celle-ci est d’accord… En règle générale, la Carta comprenait des dispositions visant à protéger les droits des femmes, notamment en ce qui concerne le mariage, l’héritage et d’autres aspects de la vie familiale.
Dans l’ensemble, la Carta de logu était novatrice dans son approche de l’équité, de la justice et de la protection des droits individuels, reflétant une tentative de créer un système juridique plus équitable et cohérent pour la société sarde de l’époque.
L’héritage de la « carta de logu »
Conçue initialement pour légiférer au sein du judicat d’Arborée, la Carta de logu est étendue dès 1421 à tout le territoire sarde (à l’occasion de la mainmise de la couronne d’Aragon sur la totalité du territoire). Elle a laissé un héritage important en Sardaigne et a eu des influences durables sur le système juridique de l’île, dont les principaux aspects sont les suivants :
- Elle a contribué à préserver et à codifier les traditions juridiques locales de la Sardaigne. Elle a été une tentative de consigner et de systématiser les pratiques juridiques existantes dans l’île à l’époque.
- Elle a renforcé l’identité culturelle de la Sardaigne en tant que région ayant ses propres lois et coutumes. Elle a servi de référence pour comprendre les caractéristiques distinctives du système juridique de l’île.
- Les dispositions de la Carta de logu concernant le mariage, l’héritage et d’autres questions familiales ont eu une influence sur le droit successoral et familial en Sardaigne. Certains de ces éléments ont persisté dans les traditions juridiques locales.
- Elle est souvent étudiée comme une référence historique et culturelle, offrant des informations précieuses sur la société et le système juridique de la Sardaigne au XIIIe siècle
- Enfin, même si de nombreuses dispositions spécifiques de la Carta de logu ont été modifiées ou abrogées au fil du temps, son importance symbolique Elle a effectivement réussi à établir des principes de justice et d’équité dans la société sarde, chose peu banale à l’époque.